CHAPITRE IV

 

Le soleil était très haut dans le ciel lorsque Ravanat et Servettaz, après plus de deux heures de montée, au-dessus de Courmayeur, débouchèrent de la forêt de mélèzes sur l'alpage supérieur du Mont-Fréty, Leur allure n'avait pas varié au cours de l'ascension: c'était toujours cette longue et souple foulée accompagnée par une flexion du genou, foulée qui paraît lente au débutant impatient d'arriver – comme si la lutte avec la montagne tolérait l'impatience! – et qui est cependant si bien réglée qu'elle permet de marcher des heures et des heures sans sentir la fatigue. Les deux hommes posèrent les sacs sur la table rustique accotée au chalet, appuyèrent les piolets contre le mur crépi à la chaux et pénétrèrent directement dans la salle des guides par une porte de plain-pied.

«Salut à tous», dit Ravanat.

Et Servettaz répéta lui aussi: «Salut à tous.»

Ils s'assirent à la table commune, heureux de faire la pause.

Sans qu'ils aient eu besoin de commander, l'hôtesse, connaissant les usages, leur apportait déjà deux assiettées de soupe fumante, un gros morceau de gruyère, juste arrivé de la montagne de Catogne, et la moitié d'une couronne de pain.

Posément, les hommes coupèrent le pain et le fromage dans la soupe; Ravanat tourna quelques tours de moulin à poivre, saupoudrant le tout d'une grisaille qu'il dilua longuement; Pierre, quoique plus affiné, s'appliquait à reproduire les gestes simples de son parent; lui aussi moulut le poivre et lentement tourna sa cuillère dans la lourde assiette de faïence. Ils aspirèrent le mélange fumant; le fromage coulait en longs fils qui se prenaient aux moustaches du Rouge, mais le vieux continuait à mâcher avec lenteur, son couteau Opinel grand ouvert dans la main droite, le coude posé sur la table, le béret rejeté en arrière du front. D'un brusque coup de lame, il tranchait l'écheveau rebelle, mais dans le cadre vieillot de cette hôtellerie de montagne, le geste n'avait rien de vulgaire; il évoquait, à sa manière, celui des nomades aux pommettes saillantes, qui, jadis, aux steppes nues de l'Asie centrale, tranchaient au ras des lèvres le morceau de viande crue accroché à leurs mâchoires.

Dans un coin de la salle, assis sur un tabouret à trois pieds, près de l'âtre où brûlaient des branches résineuses de mélèze, le vieux guide retraité qui gérait le refuge attendait qu'ils finissent leur repas.

Pierre, le premier, termina son écuellée, et racla de la cuillère une dernière croûte de fromage attachée au fond. Enfin, sur une dernière lampée, le Rouge s'arrêta de manger; d'un revers de ses gros doigts noueux, il essuya ses moustaches, puis rabattant la pointe de son béret sur le front, il interrogea:

«Alors Josêt, c'mi tê chi baille?

– Va toujours, va toujours, répondit le vieux, dans ce français chantant, apanage du Val d'Aoste, et que ni les siècles, ni les hommes, ni les éléments ne détruiront. Hier, la neige a descendu les pentes jusqu'ici, mais ce matin elle a déjà reculé jusqu'à la Porte; il y a bien des chances pour que dans les rochers du col elle tienne. Bah! ça te gênera guère, le Rouge, la neige fraîche.

– Si tu as des commissions pour là-haut, donne-les. Le gamin et moi on trouvera bien la place dans nos taques.

– C'est la première fois qu'il vient par ici, le jeune?

– Oui, c'est mon neveu, le garçon à Jean des Moussoux. Y va faire un hôtelier plus tard.

– Savoir, oncle, savoir si ça ne sera pas plutôt un guide... repartit d'un air entendu Pierre, qui écoutait respectueusement le dialogue des vieux.

– Si ça tenait qu'à moi, je te dirais bien de continuer le métier: t'es doué. J'ai vu ça dans le collu des Aiguilles Grises. Poser le pied comme tu le fais dans les marches de glace, faut être... – et le Rouge cherchait ses mots – faut être prédestiné; enfin, tout ça c'est affaire entre ton père et toi.»

Le gardien leur remit une grosse couronne de pain frais, montée le matin même par le muletier, et une lettre pour son cousin du col. Le Rouge serra la lettre dans la poche intérieure de sa veste de drap; Pierre assujettit la couronne sur la patte extérieure de son sac, et tous deux ayant pris congé, ils s'éloignèrent à grands pas à travers les alpages.

Du Mont-Fréty jusqu'au Col du Géant, on compte deux étapes. La première se déroule par un excellent sentier muletier qui zigzague entre deux précipices creusés par les glaciers de part et d'autre de l'arête qui conduit au Col du Géant. C'est tout d'abord une belle prairie parsemée de gros blocs, couverte de rhododendrons et d'herbes rases, égayée par les clochettes bleues des gentianes et les touffes jaunes de l'arnica; puis, petit à petit, la végétation diminue, fait place aux mousses et aux lichens. Les cailloux prennent ensuite le pas sur les gazons, et les lacets du sentier, de large amplitude au début, oscillent maintenant de droite à gauche presque sans arrêt. On dirait qu'ils cherchent leur voie, ne sachant par où s'échapper de l'étroite croupe qui va s'amenuisant jusqu'à se confondre avec la paroi rocheuse. On gagne ainsi la base de l'arête de schistes et de gneiss brisés par laquelle une vague piste se fraie passage jusqu'au col. Les montagnards nomment cet endroit la Porte: c'est bien, en effet, le portail majestueux par où l'on pénètre dans le monde des cimes.

Au sommet des alpages et tout contre les rochers, s'élève une petite cahute qui sert de relais aux porteurs du refuge. Les mulets s'arrêtent là, à 2 800 mètres d'altitude, et c'est à dos d'homme qu'on ravitaille la cabane, minuscule forteresse, sur l'arête sommitale, à 3 341 mètres d'altitude.

Ravanat et Servettaz firent halte un bon quart d'heure avant d'entreprendre la grimpée de l'arête. Ils soufflèrent longuement, admirant le paysage – familier pour le vieux, tout nouveau pour le jeune – des Alpes Grées. La journée était magnifique et on pouvait discerner à l'infini vers le sud les Alpes se succédant en plans étagés; d'abord, toutes proches, les Alpes Valdotaines: Grivola – ardua Grivola Bella, – le Grand-Paradis, la cuvette glaciaire du Ruitor; les géants de la frontière franco-italienne avec la Sassière, la Ciamarella – pays du bouquetin, – et plus loin vers le sud-ouest les Alpes de la Vanoise. Vers l'est, on prenait toutes les Alpes suisses en enfilade: le Vélan, au premier plan, écrasé par l'énorme masse du Grand-Combin; puis, très loin, le massif de Zermatt, avec le Cervin et son étrange nez de Zmutt, tout noir au-dessus des nuées, et les étendues glaciaires du Mont-Rose, aériennes, supraterrestres, confondant l'ivoire de leurs neiges avec l'opale des brumes.

De la vallée montaient des vapeurs qui se groupaient au-dessus des abîmes, se rejoignaient, se mêlaient en remous moutonneux qui bientôt ourlèrent de leurs vagues silencieuses toutes les vallées, du Col Ferret au Col de la Seigne. Vers l'ouest, le paysage, plus proche, était plus inhumain encore. C'était d'abord, sentinelle avancée, la lame de granit de l'Aiguille de la Brenva, flanquée d'une étrange chandelle de roc que les guides de Courmayeur baptisèrent le «Père Éternel», puis le gouffre du glacier de la Brenva, et le glacier lui-même, sale et pierreux, coulant en rampant entre ses moraines, débordant de son énorme saillie frontale, pour aller mourir, par-dessus le Val Veni qu'il déchirait comme une lèpre, dans les mélèzes de Notre-Dame-de-Guérison.

Le torrent issu du lac Combal le traversait de part en part et resurgeait en grondant d'une caverne de glace, au niveau des prairies d'Entrèves. En troisième plan s'allongeait, démesurée, grandiose, sur 3 500 mètres de hauteur, l'arête de Peuterey, avec l'Aiguille Noire, sinistre pyramide balafrée de couloirs endeuillés, puis la dentelure des Dames-Anglaises, irréelle, aérienne, vertigineuse; ensuite la majestueuse élancée de l'Aiguille Blanche, un cimier de glace festonné de corniches menaçantes, se raccordant par une fine crête d'argent à la masse même du géant, le Mont-Blanc, dont les faces himalayennes s'élevaient si haut, si haut dans l'air, qu'elles semblaient, vues de là, jeter comme un défi à l'œil des alpinistes.

Parfois, vers la sentinelle rouge, un sérac craquait. C'était comme un coup de tonnerre qui déchirait l'air des altitudes, et longtemps après que le bruit s'était éteint, on pouvait suivre le nuage de poussière irisée qui précédait le tourbillon de l'avalanche sur les hauts plateaux glaciaires.